Page de garde Solis, un monde à part...


 Ka-Mili-Sanu
 Si-Si-Linu
 Stéfanie Klagget Journal de Stéfanie Klagget (extrait).
14 mai SM 973, fiancée ou mariée ?
«Je vois le reflet du matin sur la banquise loin au nord-est. Il fait seulement moins dix, et déjà assez clair pour écrire, et c'est mon premier instant libre depuis ma cérémonie de baptême.
Ce soir là, quand je suis sortie de la grande maison, mes affaires sous le bras, avec la vieille lampe à huile, je me suis dirigée vers la maison des jeunes filles, mais j'étais attendue par un groupe de femmes. Elles m'ont barré le passage en me désignant la maison des célibataires. La vieille était là, elle m'a repris la lampe et m'a tendu à la place un bâton-lum.
Je n'avais pas envie de dormir dans la grande maison vide, et il n'y avait pas d'autre endroit, alors, pourquoi pas ?
Devant l'entrée, il y a un râtelier où l'on pose les lances, les harpons et les gonfleurs. Mon harpon était là, avec ceux des apprentis chasseurs et des célibataires. Je me suis avancée entre les murets de glace, suivant leur courbe régulière.
Ils m'attendaient, ils me prenaient des mains mes affaires, me guidaient vers l'intérieur. Là, ils étaient une bonne vingtaine et la moitié d'entre eux portaient des bâtons-lum. Ils ont entamé un étrange ballet, tournant lentement autour de moi, fredonnant doucement en gardant la bouche fermée, ils me frôlaient en chuchotant mon nouveau nom, se croisaient en se passant les bâtons-lum, j'étais subjuguée par le spectacle, je sentais monter en moi une chaleur que je ne voulais pas reconnaître.
C'est alors que je l'ai vue. Elle se tenait un peu en retrait, surveillant tout, c'était la grande femme qui habitait seule. Mais ce soir elle était parée comme une déesse, la plus belle entre les plus belles, le délicat parfum qui flottait dans la pièce venait d'elle.
Elle a capté mon regard, l'a retenu. Elle m'a refait le geste de la vieille, "Iuna-Sila", accompagné d'un hochement de tête interrogateur. Le message était clair. Es-tu prête à baiser ? Je voyais dans ses yeux quelque chose qui m'a rappelé Deux, la petite porte-flingue de Keph-A, dans une autre vie. Je me suis rappelé sa phrase exacte : «Vous n'êtes pas habituée, pour le sexe, mais ça va vous arriver bientôt. Vous verrez, ce sera super. Vous allez aimer.»
De nouveau le signe, de nouveau le hochement de tête. Mon corps connaissait la réponse, j'ai fait taire ma peur.
J'ai fait "oui" de la tête.
Elle a ajouté une note de gorge au chant collectif, et tout a changé. Au passage, les chasseurs me soufflaient dans le cou, sur les yeux, me touchaient du doigt, certains commençaient à ôter leurs habits. Les lumières mouvantes sculptaient les corps. J'ai fermé les yeux, je les ai laissé enlever mes vêtements, les frôlements et les attouchements se faisaient plus précis, plus appuyés. Des parties de mon corps auxquelles je n'avais plus pensé depuis longtemps se réveillaient.
J'ai senti passer le parfum de la femme, elle s'était mêlée au groupe. J'ai ouvert les yeux. Tout le monde était nu, Jad-Pali-O passait devant moi, la femme le suivait, collée à lui. Sans réfléchir, j'ai glissé mon bras entre eux et j'ai plaqué le jeune homme contre moi, ses yeux brillaient, il me disait oui de tout son corps, de tous ses dix-huit ans. Et moi, à moins de deux hivers de mes cinquante, je disais oui aussi. On nous a poussé sur le côté, vers les fourrures.
Le chant est devenu plus rythmé, plus explicite encore.
Comme un simple souffle relance un feu tombé en braises, quelques caresses ont suffit pour confirmer nos désirs.
Il était fort, mais pas impétueux, jeune, mais pas impatient. Il était parfait, je l'ai guidé doucement en moi. Je n'osais pas ouvrir les yeux, de peur d'effacer ton image, capitaine, mais j'ai senti encore le parfum de la femme, j'ai regardé.
Elle était là, soulevant la fourrure pour nous observer. Je lui ai jeté un regard qui aurait tué net un phoque-loup. Elle m'a souri et elle est partie.
Le chant collectif nous accompagnait, s'appuyait sur le rythme de notre étreinte, tournait autour de nos cris, multipliait nos sensations.
La puissance du chasseur était en lui, la puissance du phoque-loup était en moi, je me sentais harponnée, déchirée, et en même temps dévoreuse, carnivore. La bouche qui crie ne mord pas et j'ai hurlé pour ne pas le dévorer, j'ai hurlé l'appel du phoque-loup !
Beaucoup plus tard, quand l'apaisement est venu, Jad-Pali-O est reparti danser, j'ai emporté une fourrure et je suis allée dehors prendre ma douche eskimo, avec deux poignées de neige.
En retournant dans la maison, j'ai vu que la femme au parfum était secondée par une autre, plus jeune, que je ne connaissais pas, et qui portait bizarrement un boléro de cuir fin. Elles emmenaient certains des hommes dans les fourrures. Je venais de comprendre quel était leur métier. J'ai jeté ma couverture et je me suis glissée au milieu des danseurs. Ceux qui avaient été avec les femmes de plaisir sont venus vers moi, à tour de rôle, m'entraînant dans toute une série de danses simulant des accouplements. Je suis entrée dans leur jeu et plusieurs sont repartis vers les femmes, visiblement ragaillardis. Je riais de plaisir, j'ai trouvé Jad-Pali-O, il m'a regardée et il a ri en me poussant dans les bras un autre apprenti, plus grand et plus âgé que lui mais visiblement plus timide.
Pour lui, il n'y a pas eu de simulacre.
La nuit a été chaude et agitée, et elle a duré une semaine. Si je n'avais qu'une connaissance théorique de certains types d'activité sexuelle à plusieurs, cette lacune est comblée aujourd'hui.
J'en tremble encore, j'ai mal presque partout quand je bouge, et mon sang tape dans toute ma peau quand je ne bouge pas.
J'ai besoin d'un massage qui ne se termine pas par une nouvelle séance de "sila-iuna" ou d'un bain chaud à 20 km du mâle le plus proche.
Depuis deux jours, il ne reste que trois hommes avec moi, dans ce qui est devenu la suite nuptiale, ou la maison de passe, si j'en juge par les quelques ébats qui nous ont accompagnés par moment. Ce sont mes trois préférés, mais je n'ai rien fait pour les sélectionner, ce sont les trois avec lesquels il n'y a pas eu de simulacres. J'ai cru comprendre que trois, c'était bien, et que je n'aurais pas à choisir entre eux. Ceux qui sont partis ont déjà construit une nouvelle maison des célibataires, je la vois, là-bas, près de la grande maison.
Je suis retournée dans la maison. J'ai pris un bâton-lum, je l'ai abaissé vers les dormeurs, je les ai regardés longtemps. Le beau Jad-Pali-O, le grand Mi-Ki-Massa, le "vieux" Si-Kiju-Fa-Hé, ils sont tout blancs, tout doux, avec des figures de gosses, toutes dorées, mes petits fiancés, ou mes petits maris.
Les deux femmes de plaisir dorment avec eux, emmêlées dans leurs bras et leurs jambes. Ka-Mili-Sanu, la femme parfumée, et Si-Si-Linu, la plus jeune. Elle est si jolie, si douce qu'on a envie de la bercer comme un bébé. Son étrange boléro de cuir a glissé, sur son petit ventre blanc, j'ai vu avec effroi le début d'affreuses cicatrices. Je me suis agenouillée près d'elle, j'avais envie de la réveiller pour la serrer contre moi, mais je n'osais pas la toucher.
Ka-Mili-Sanu s'est levée, elle m'a entourée de ses bras par derrière, doucement, et a posé sa tête sur mon épaule. Elle a tendu la main et caché le petit ventre meurtri. J'ai senti une larme tomber dans mon cou, puis se glisser sur ma poitrine, laissant derrière elle un sillon glacé...
J'ai un bijou étrange qui prouve que j'ai tué la plus féroce créature de la mer.
J'ai un nom tout neuf gravé sur un couteau d'ivoire.
J'ai trois beaux fiancés, deux fois plus jeunes que moi.
J'ai deux nouvelles amies, une prostituée et une petite fille blessée.
Je sais que ne suis pas enceinte.
Je ne suis pas seule à pleurer aujourd'hui, capitaine, à cause du destin déchiré d'une petite fille blessée.»

Stéfanie Klagget
Mon premier phoque-loup ! | Je deviens un homme ! | Fiancée ou mariée ?